La vraie crise, celle de la fusion
(Par HEFEZ SergeSerge HEFEZ psychiatre à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Dernier ouvrage paru: la Danse du couple, avec D. Laufer, Hachette Littératures, 2002. A paraître, Quand la famille s'emmêle, Hachette Littératures, octobre 2004.)
Pour ceux qui doutent des transformations de la famille, voici quelques situations tirées d'une journée de consultation de thérapie familiale : pour le premier rendez-vous, sept adultes et deux enfants, viennent ensemble parler de leurs difficultés. Lucas, 8 ans, est le fils d'Anne et Laurent. Damien, 8 ans également, celui de Gérard et Isabelle. Anne et Gérard vivent ensemble avec les deux garçons depuis leur récent divorce, survenu après la naissance de chacun des enfants. Laurent vit actuellement avec Brigitte, et Isabelle avec Charles. Ces deux couples reçoivent Lucas pour l'un, Damien pour l'autre les vacances et les week-ends. La mère d'Anne, grand-mère de Lucas, est très investie dans la vie familiale car elle s'occupe tous les jours des garçons en fin d'après-midi.
Cette situation familiale est aujourd'hui banale. Ce qui l'est moins est que, lorsque Lucas a développé des troubles obsessionnels compulsifs et que la directrice de son école a suggéré à sa mère d'entamer une thérapie familiale, tous les adultes se sont mobilisés. Sept adultes en interaction autour de cet enfant, unis par des liens ambivalents emprunts de confiance, d'affection, de respect, mais aussi de rivalités, de conflits, de ressentiments...
Pour le deuxième entretien se présentent Valérie, Cathy et leurs deux enfants, Louis et Sarah. Louis, 11 ans et demi, est le fils biologique de Valérie, né d'une insémination artificielle avec donneur anonyme, pratiquée en Belgique ; Sarah est une petite fille de 8 ans d'origine cambodgienne adoptée par Cathy à l'âge de trois mois. Valérie et Cathy sont tombées amoureuses il y a sept ans et, depuis, vivent ensemble avec leurs deux enfants. La famille consulte à la demande de l'école. Louis devient violent, batailleur, insolent. Ses résultats scolaires sont en chute libre. Sa mère s'étonne : à la maison il est parfait avec «maman» et «maman Cathy», merveilleux grand frère avec Sarah.
La troisième séance est consacrée à Nicole, mère dépressive de 45 ans qui vit seule avec son fils Julien, adolescent de 15 ans qui s'enfonce dans une dépendance tout à fait alarmante au cannabis.
Leur succèdent Edouard et Virginie, parents on ne peut plus traditionnels de deux adolescents, Diane et Alexandre. Vingt kilos perdus en trois mois, Diane développe une anorexie qui paralyse toute la famille.
La famille a changé, mais ces modifications de forme n'expliquent en rien la «crise» que beaucoup de familles traversent, car les difficultés rencontrées se retrouvent à la même échelle dans toutes les morphologies familiales, y compris au sein de la plus banale «famille Ricoré», nantie de deux parents biologiques, d'un monospace, d'un labrador et de trois enfants blonds et rieurs.
S'il existe bel et bien une «crise» de la famille en relation à une crise des repères, de la transmission, des identités, si la famille s'est transformée en profondeur, si elle s'inscrit dans de nouveaux idéaux de bonheur, de libre choix et de démocratie, une évidence s'impose dans notre activité de consultation, un constat éminemment paradoxal.
En se libérant de ses obligations et de ses attaches, la famille tisse des liens de plus en plus intriqués, enchevêtrés, fusionnels. Les processus de séparation, au lieu de se trouver facilités, prennent une dimension tragique. En témoigne l'émergence spectaculaire des pathologies de l'adolescence liées à des difficultés d'autonomisation : phobies scolaires, troubles des conduites alimentaires, dépendances aux drogues, à l'alcool. Sans parler de la banalisation de la violence des relations adultes/enfants qui traduit la même dynamique fusionnelle. Dans toutes ces familles, les personnes présentes expriment avant tout ces difficultés de séparation : trop collées les unes aux autres, trop dépendantes affectivement, mais à la fois dans une quête désespérée d'autonomie et d'indépendance chères aux nouvelles valeurs de la société.
Que la famille soit recomposée, monoparentale, homoparentale ou traditionnelle, ce collage ne se justifie aucunement par la confusion des genres entre les hommes et les femmes, par la «maternisation» de la société, ou par la sacro-sainte perte de l'autorité paternelle. Il est un peu court d'accuser les mères devenues toutes-puissantes d'étouffer leurs petits, les pères de s'effacer à force de materner ou la reconnaissance de l'homosexualité de brouiller les repères de la transmission.
Cette dérive fusionnelle marque une période de transition. Elle touche autant les hommes que les femmes ; elle n'a rien à voir avec un choix sexuel. Elle accompagne irrémédiablement le repli de la famille sur elle-même. Tout se joue de nos jours dans la discontinuité entre la famille et la société, au moment où la famille apparaît davantage préoccupée à se protéger des contraintes collectives.
Comme le souligne très justement le démographe Louis Roussel, les valeurs globales de la société circulaient autrefois dans la famille, y trouvaient un relais naturel ; la collectivité réglait les échanges privés ; la structure du groupe familial reproduisait celle de l'Etat et la finalité de la famille était la survie de la société. Aujourd'hui, la finalité de la famille est le bonheur de ses membres et chacun refuse tout contrôle de la société sur la formation et sur la pérennité d'un couple ou d'une famille. Dans cette libération des contraintes institutionnelles, les familles ne sont plus régies par des lois extérieures mais par la paradoxale obligation d'aimer et par l'injonction féroce à être libres et heureuses.
Nos consultations se multiplient au moment même où disparaissent les évidences collectives. On nous demande de remédier aux incertitudes qui, dans le domaine familial, naissent du remplacement de l'institution par le désir. Nous revient-il de donner du sens là où la société a renoncé à en procurer ? La logique du coeur et des passions peut-elle à elle seule garantir un projet familial ? Face à ce surinvestissement affectif, un cercle vicieux se met en place : plus la famille se sent menacée, anxieuse, plus cela va renforcer la fusion des émotions et des perceptions, accroître la cohésion, renforcer la fusion, etc. Autrement dit, la fusion provient d'une souffrance mais provoque elle-même une souffrance. Chacun se sent envahi par l'autre et va à son tour traquer l'intimité de l'autre en transgressant les limites et les territoires. Chacun pense, sent, souffre à la place de l'autre. Les distances interpersonnelles se réduisent, les frontières se brouillent. L'intensité du sentiment d'appartenance va à l'encontre des possibilités d'autonomie.
Plus les frontières entre soi et l'autre sont mal établies, poreuses, perméables, plus les forces de cohésion pour maintenir le groupe sont grandes et empêchent les individus de se mettre à distance les uns des autres. S'ensuit une fusion, une indifférenciation, un collage des émotions, des perceptions, des pensées des uns et des autres.
La perte des attaches collectives a accentué le repli des familles sur elles-mêmes et rigidifié leurs frontières. Dans ces familles fragilisées, l'individuation n'est pas ressentie comme la possibilité de s'affilier à d'autres groupes et de se relier à d'autres projets, mais plutôt comme une menace de rupture, de séparation définitive, d'abandon.
Cette dérive fusionnelle ne touche évidemment pas toutes les familles. Elle menace par ailleurs tout autant, on l'aura compris, les familles traditionnelles que les nouvelles organisations familiales. Plus personne n'a envie de revenir à un modèle antérieur de famille dans lequel l'interdiction du divorce, la non-reconnaissance des enfants nés hors mariage, la séparation rigoureuse des rôles des hommes et des femmes, la diabolisation de la sexualité dessinaient des trajectoires immuables peu compatibles avec les aspirations contemporaines.
Lorsque nous recevons des familles en thérapie familiale, notre travail ne consiste pas à donner des conseils, à corriger des erreurs, à promulguer des recettes de bonne conduite pour normaliser les familles. Nous ne cherchons pas non plus à désigner, dans la famille, qui sont les responsables et les coupables de la souffrance actuelle. Nous tentons de resituer les symptômes de l'enfant ou de l'adolescent dans une logique qui le dépasse et qui déborde également la famille. Cette logique appartient à une histoire et à des liens dont chacun ne détient qu'une partie. L'adolescent doit en quelque sorte être dépossédé de son symptôme, afin que ce symptôme trouve une logique dans une dynamique plus large qui est celle de la famille.
Si ce symptôme est né dans ce groupe familial, ce groupe peut, peut-être, lui-même le résoudre. Il ne s'agit pas de stigmatiser une famille, d'accuser les parents d'être trop intrusifs ou distants, mais de retrouver, avec la famille, les possibilités d'une compétence perdue. Elle doit pouvoir contenir les angoisses ou les difficultés exprimées par l'enfant ou l'adolescent. Nous partons du principe que les symptômes mis en acte ont une signification, qu'ils s'adressent à la famille, qu'ils trouvent un sens global dans une économie familiale souvent malmenée dans son contexte social.
La famille est considérée comme un système de liens, dans lequel existe, pour chacun, une tension entre la possibilité d'accéder à une certaine autonomie psychique, de développer une personnalité et la nécessité de faire survivre le groupe, de maintenir cet ensemble de relations pour que la famille continue d'exister. Il nous revient alors d'aider toutes les familles, quelle que soit leur composition, à dessiner de nouvelles formes de liens familiaux qui s'intègrent dans ce que François de Singly nomme un nouvel idéal de lien social, «un lien qui sache unir sans trop serrer».
Aucune famille ne bénéficie plus d'un quelconque naturalisme. Les rôles des hommes et des femmes, des pères et des mères sont en perpétuelle négociation. Toute famille nous confronte aujourd'hui à ce questionnement universel qui est à inventer en permanence : qu'est-ce qu'une famille ? Comment une famille fait-elle son travail de famille ?
Salut Très sympa agréable ton site internet, bonne continuation aux auteurs
gérant de [url=www.multivores.com]un Boutiques insolite[/url]
Rédigé par : Multivoress | 19 octobre 2011 à 10:21